On a eu l’immense chance d’avoir ma zinedamour Ségo à bord pendant quelques semaines, épisode heureux qui nous a offert une belle variété alaskienne, tant au niveau de la météo qu’au niveau des paysages et des habitants, à deux pattes, à quatre pattes et à nageoires …

C’est à Ségo, amoureuse du verbe, de la langue française et de la nature, que je laisse le plaisir de partager avec vous nos quelques jours dans Glacier Bay, parc naturel protégé qui se situe en bordure de l’Inside Passage, non loin de Juneau.

Glacier Bay – by Ségo

Dimanche 25 mai 2024 – Bartlett Cove – Fingers Cove – Jonhson Cove

Notre journée commence dans la baie en face du petit port de Bartlett Cove par un petit bain du matin, dans une eau à 7 degrés, sous les yeux de deux gars en ciré et « alaskian sneakers » (les bottes en plastique fourrées Néoprène que tout le monde porte ici) qui bricolent sur le ponton.

Puis nous partons pour un « trek » jusqu’à la rivière à travers une forêt de conifères moussus en partie effondrés, de lichens grands comme des feuilles de chou, de racines entremêlées et glissantes, d’humus noirâtre détrempé. Le sentier est par endroits aménagé avec de gros madriers de section carrée recouverts d’un solide filet qui prévient les glissades, le bois humide étant particulièrement casse-gueule. On est partis avec les bear sprays dans la poche, et on marche en parlant à voix forte pour ne pas risquer de surprendre les ours et les élans. Que faire en cas de rencontre avec un animal ? Les panneaux sont inratables à l’entrée de la forêt. Un ours brun ? Ne bougez pas, tenez votre place. S’il attaque, faites le mort. Un élan ? Mettez un arbre entre lui et vous. S’il attaque, courez ! Un ours noir ? Ne bougez pas. S’il attaque, défendez-vous vigoureusement (et priez… vous êtes mort)

Sur mon idée, nous quittons un instant la piste pour descendre marcher sur l’estran, mauvaise idée, car en baskets, nous voilà les pieds trempés en suivant Hervé qui s’en fout, lui, il a des chaussures étanches. Je râle un peu mais je ne regrette pas, c’était très beau…

Nous revoilà dans la forêt, à marcher en parlant… pas si facile, on n’a rien à dire, nous qui aimons marcher en silence ! Alors on commente tout ce qu’on voit, et parfois on se tait. Tout luit d’humidité. C’est une atmosphère étonnante, inconnue… les mousses et les fleurs sont différentes, les arbres cassés aux troncs gorgés d’humidité s’effondrent en mosaïques rouge vif — ce sont pour beaucoup des red cedar ou des épicéas (spruce) — cela fait de jolies taches de couleur dans l’univers vert luisant alentour.

Nous parvenons à la rivière sous un petit soleil agréable qui perce à travers les nuages, et Hervé sort aussitôt sa canne à pêche « juste pour voir », et 3 secondes après, ça mord ! Une petite truite au dos argenté qu’il relâche aussitôt, puis relance son appât et hop ! 3 secondes après ça mord encore ! On relâchera celle-ci aussi avant, de décider de rentrer au bateau.

Puis nous partons, le soleil aussi, et c’est sous une pluie froide et battante que nous ferons les quelques dizaines de milles qui nous séparent de Finger Cove où nous relâchons pour l’après-midi.

Vers 17 h 30, le soleil est de retour très largement, et nous remettons en route sur une mer magnifique et calme, cernée de hautes montagnes enneigées devant lesquelles des îles touffues d’épicéa forment un premier plan idéal.

Debout à la proue du bateau, je savoure le cœur ouvert ces merveilles absolues, le ciel bleu chargé de nuages, les îles, les rides minuscules de l’eau toute plate, les reflets à l’horizon, les couleurs… le long de notre bord passe une loutre sur le dos, portant son bébé sur le ventre, pas gênée du tout par notre présence, elle câline son petit en flottant comme un rondin à pattes et s’éloigne. Quelques milles plus loin, trois lions de mer avancent en rangs serrés… Toujours pas de baleine !

Nous sommes dans le grand canal principal de Glacier Bay, et tout devient vraiment sauvage. Plus une construction à l’horizon, nous sommes seuls à 360 degrés, pas un bateau en vue depuis l’énorme paquebot Norwegian Sun que nous avons croisé avant Finger Cove, sous la pluie… on croirait être un autre jour.

Nous atteignons Johnson Cove où nous allons passer la nuit, cachés derrière un îlet, abrités au creux d’une île où nous a dit qu’il y avait des ours et des loups. Nous verrons deux pygargues au vol majestueux, trois biches, des oies sauvages, des canards et un huîtrier au bec rouge, mais de loup ni d’ours, point. Long moment à regarder les animaux, le soleil tomber derrière l’île et les montagnes au loin se teinter de rose, perfect end of a perfect day

Lundi 26 mai – Johnson Cove-Bluemouse Cove

Ce matin, le rituel du bain à 7 degrés présente une variante intéressante : le soleil ! Bon on va pas se mentir, c’est pas moins froid quand t’es dedans, mais par contre c’est moins froid quand tu sors !

Départ ce matin pour un premier objectif, Marble Island, où vit une colonie de lions de mer.

Une colonie que l’on sent avant de la voir tellement ça pue… ensuite on l’entend : les lions de mer n’ont pas usurpé leur nom, ils rugissent littéralement et c’est une véritable cacophonie autour des deux ou trois îlots sur lesquels ils vivent…

Les observer est fascinant : une centaine d’énormes asticots luisants, d’une couleur allant du beige au chocolat et d’un volume allant de 20 à plus de 300 kg pour les plus gros (à vue d’œil !), sont vautrés au soleil sur de grosses dalles lisses, à moitié les uns sur les autres. La plupart ne font rien, certains se traînent jusqu’à l’eau où ils se laissent tomber sans aucune élégance dans un énorme plouf.

Les jeunes se chamaillent dans l’eau, quelques-uns chassent, et autant ils semblent lourdauds et moches sur terre, autant dans l’eau ils sont lestes, véloces, pirouettant dans tous les sens. L’un d’eux nous fait une démonstration époustouflante de ses talents de sauteur, saltos, triples lutz piqués, saut périlleux, ponctués par une gerbe d’éclaboussures.

On observe les énormes mâles au sommet des rochers qui rugissent à qui mieux mieux au milieu de leur harem. Fascinant.

Nous croisons des oiseaux de mers, quatre rares et splendides macareux à bec rouge, un vol d’oiseaux noirs à pattes rouge vif du plus bel effet, des fous qui peinent à s’envoler, et toute une clique de petits volatiles inconnus.
Et je constate que pour les oiseaux marins il y a deux stratégies à l’approche d’un danger : s’envoler, ou disparaître instantanément sous la surface. Hop ! La seconde d’avant il y avait un oiseau, une seconde après il n’y a plus qu’un rond dans l’eau. L’oiseau ? Disparu !

Nous naviguons de longues et splendides heures, entourés de chaînes de montagnes enneigées qui apparaissent et disparaissent au gré des nuages.

À tribord, il neige sur les sommets qui ont disparu, avalés par un rideau noir de nuages tourmentés. La mer est de carbone.
À bâbord, les épicéas verts éclatent sous le soleil, premier plan végétal à des pentes blanches et lisses qui montent à l’assaut de pointes rocheuses hérissées dignes de l’Himalaya, et donnent des envies de ski…
La mer est le vivant reflet bleu du ciel, semblant ignorer qu’en face, c’est le côté obscur qui gagne…
Devant, c’est une montagne multicolore, vert, brun, ocre, marron veiné du blanc des névés qui descendent dans chaque creux.

Sur le haut de ces pentes, à la jumelle, nous observons des chèvres des montagnes, blanches, laineuses, magnifiques, mais très loin, trop loin pour qu’on puisse en discerner les détails. La radio crachote, le Grand Princess, énorme paquebot qui se profile à l’horizon, nous demande de prendre 10 à 15 degrés plus nord pour les laisser passer entre nous et la montagne.

Partout à la surface nous voyons les petites têtes curieuses de dizaines de loutres qui nagent sur le dos, filent à toute allure, roulent et virevoltent en nous regardant.

Pas encore de dauphins… ah si ! en voilà un, tout petit, tout rond ! Mais il ne reste pas. On continue d’avancer dans ce décor de théâtre surdimensionné quand soudain « baleine ! » c’est Mel qui l’a vue en premier… Elle est tout près, elle souffle, son dos disparaît… plus rien et puis la voilà qui reparaît près du groupe d’oiseaux là-bas… elles sont deux peut-être… hop disparues à nouveau… soudain à bâbord une d’elle saute et sort de l’eau, la gueule énorme grande ouverte et retombe dans un gigantesque splash ! Wouah…. Nous les voyons encore quelques instants puis c’est fini, elles reprennent leur route et nous la nôtre.

Nous traversons le grand canal pour piquer sur notre crique de la nuit, Bluemouse Cove, que nous partons explorer en youyou avec Mel, enfin… pas trop téméraires les exploratrices quand même, la perspective de croiser un loup ou un ours nous rend fort frileuses et nous remontons vite sur le zozo pour aller plutôt explorer sur l’eau ! Au retour nous jouons avec les loutres, l’une d’elles nous passe à côté en câlinant son petit entre ses pattes, c’est si mignon !

Plus tard, l’intégralité des montagnes se découvrent dans le soleil du soir, une vision à couper le souffle, puis je perds au SkyJo et la fondue est prête…

Mardi 28 mai, Bluemouse Cove – Reid Inlet

La journée qui commence deux fois. 6h30, je me réveille et j’aperçois par le hublot Hervé dans le zodiac, à l’arrêt à quelques mètres de la rive, l’œil rivé au téléobjectif. En face de lui, sur l’estran, un ours énorme.

J’attrape une doudoune, grimpe l’escalier, saisis les jumelles au passage, saute dans mes bottes, et me voilà sur le pont, jambes nues, à scruter l’animal. C’est un ours brun magnifique, puissant, tranquille…. On discerne bien le détail de son poil de couleur chaude, ses reflets, ses mouvements de tête lorsqu’il broute… c’est fascinant. Il reste quelques minutes devant nous avant de retourner sous le couvert de la forêt.

Je contemple encore de longues minutes la splendeur du paysage qui nous entoure, hautes montagnes enneigées précédées de promontoires de roche et de terre brune qui se peuplent en descendant vers la mer d’un tapis de feuillus vert tendre desquels émergent par places la haute silhouette sombre des conifères. Puis je quitte doudoune et bottes et replonge sous la couette.

8 heures, deuxième départ de la journée. Mel est réveillée, je la rejoins au soleil sur le pont.  Nous écartons de la plage arrière le magnifique cabillaud que Hervé vient de pêcher (2,3 kg) et hop, à l’eau. Température de l’eau 9,7, température de l’air 7,8… voilà un mystère, mais du coup miracle, nous réussissons à faire quelques brasses jusqu’au dinghy et retour.  Yahoooo !  Je hurle de fierté, et Hervé sort d’un coup sa tête de l’échelle de descente : « y’a quoi ? Une baleine ? » non, rien…

Le soleil est tout doux et nous réchauffe après ce vrai bain, et les dauphins qui tournaient dans la baie se rapprochent et viennent chasser tout près du bateau, nous offrant un joli show pour nos réchauffer pendant que Hervé vide le poisson. Inspection de l’estomac de la bête : trois carapaces de crabe entières, un petit flétan, et un morceau de bois de 10 cm de long ! On se demande bien depuis combien de temps le pauvre cabillaud se promène avec ça dans le bide…

Quelques minutes après avoir levé l’ancre, c’est une baleine qui rentre dans la baie et vient se promener près de la côte, non loin de nous. Les dauphins sont toujours là, occupés à leur ballet ponctué de souffles et d’inspirations qui rythme l’apparition de leur dos luisant. Non loin, partout autour, des dizaines de loutres… Ce coin regorge de vie marine.

Nous quittons notre petite baie et rejoignons le canal principal. Le paysage est à couper le souffle. Où que l’on regarde… Montagnes enneigées à bâbord et devant nous, parois minérales à tribord, on ne sait plus où donner des yeux, d’autant qu’on scrute aussi la surface de la mer… Je vois un souffle au loin, indice de la présence d’une baleine, puis plus rien.

Nous décidons de contourner Russel Island et croisons ce qui ressemble au départ à un groupe de poules d’eau et se révèle être une colonie de loutres en migration.  À la queue leu leu, sur le dos, elles flottent en bande, certaines ont leur petit sur le ventre, d’autres sont seules. Leur silhouette est caractéristique : on voit dépasser de l’eau deux formes noires reliées par une ligne horizontale : leur tête à l’avant et leurs pattes palmées à l’arrière, et entre les deux un long corps qui est un gros flotteur sur lequel elles posent soit leur petit, soit leur crabe ou coquillage du moment, qu’elles mangent à grand bruit, en nageant à reculons.

Raconter le reste de la journée sans truffer mon texte de superlatifs va être un challenge en soi.

Je pourrais peut-être commencer par faire le décompte objectif des baleines… mais… je ne sais même plus… beaucoup !

Ensuite, évoquer la remontée du Tarn Inlet jusqu’aux deux glaciers, Margerie, le glacier blanc, et Grand Pacific Glacier, le glacier noir, sur une eau turquoise, sous un soleil égal, dans un ciel partagé, bleu au-dessus de nous et merveilleusement tourmenté au-dessus des montagnes qui nous surplombent de part et d’autre du grand bras de mer…  Baleines, phoques, dauphins, puis growlers, puis icebergs blancs, translucides, noirs, crayeux, striés, bleus, torturés, tourmentés, en forme de, petits, énormes, trop près, inquiétants… puis peu à peu, le front du glacier qui apparaît…. Les montagnes en arrière-plan… et là le silence, notre grand silence de bouches bées, le moteur coupé, à la dérive, notre grand silence empli de gratitude, de contemplation, de pas de mots, de splendeur juste brute, offerte, donnée, comme ça, gratos, tu prends ça dans la figure et tu chiales tellement c’est beau, tellement t’es petite, tellement tu mérites pas ça, tellement la terre est belle, tellement on ne la préserve pas assez, cette beauté-là, tellement t’as de la chance d’être là, toi, si petite humaine…

Un temps infini après notre grand silence dans le clapotis des growlers qui fondent, les claquements de tonnerre du glacier qui vêle, les chutes de séracs de 20 étages qui s’effondrent dans la mer et résonnent longtemps, un temps infini après, on décide de se remettre en route, et de se diriger vers Reid Inlet, un petit fjord en forme de baie, avec un glacier au fond, une montagne à gauche, une montagne à droite, une montagne devant, une montagne derrière.

Tout le temps de ce trajet, je tente de photographier ce que mon cœur a vu, mais rien n’y fait, tout est tellement en-deçà de ce que nous avons sous les yeux…

L’arrivée dans Reid Inlet est presque une déception : zut, il y a déjà deux bateaux… et puis on voit les dauphins, oh, et aussi le panache d’une baleine, regarde ! Quel comité d’accueil ! Allez, on n’a qu’à aller mouiller loin des deux autres, juste devant la moraine glaciaire, ouais allez, on y va !

Bam, nous voilà au pied du glacier, 50 mètres de chaîne et ça souffle bien frais, mais regarde comme on est bien, regarde comme on est des seigneurs ! Annexe à l’eau, les trois dedans en bottes et cirés, ni une ni deux on débarque sur la moraine, on ancre l’annexe à terre, 1 mètre de marnage encore, la marée n’est pas haute, et à l’assaut du glacier !

On n’en mène pas large après avoir vu les empreintes de loup puis d’ours dans l’argile sablonneuse et grise qui précède la moraine, mais on y va, allez, on va jusqu’au glacier !

Paysage lunaire, énormes monticules minéraux gris de glace noire semée de cailloux, veinés de blanc, traversés de torrents gelés qui mouillent jusqu’en haut des bottes, micro lacs glaciaires, crevasses en devenir, glace morcelée, glace vive noire et profonde, déchiquetée, tachetée de boue, de pierres enserrées depuis des siècles et qui descendent à la vitesse de 3 mètres par an jusqu’à la mer, bosses grisâtres, promontoires successifs en montée vers le ciel, marnes glacées délitées, effondrements sous les bottes, glissades, émerveillement, Mel qui ne veut pas aller plus loin, Ségo qui dit t’inquiète, je te jure, y’a zéro danger ! Mel qui n’est pas contente, Hervé qui est ravi que ce soit quelqu’un d’autre qui prenne, et puis c’est Ségo qui gagne, on monte encore, et on voit par-dessus le ressaut suivant, on se retourne, devant c’est wahou, derrière c’est wahou, voilà c’est wahou comme prévu…

C’est la plaine abandonnée par la marée, en bas, c’est le lac glaciaire qui se vide en milliers de ruisseaux miroitants, c’est le gris puis le bleu laiteux de l’eau douce qui se mêle à l’océan, c’est Myriades qui flotte dans la baie, c’est les montagnes à 3900 mètres de l’autre côté, la neige, la mer, la sauvagerie…

Le retour se fait en chargeant mes poches de cailloux tous plus beaux les uns que les autres, les trop gros je les photographie, accompagnés par le chant d’un minuscule oiseau blanc qui nous escorte, et en rentrant au bateau, la baleine est toujours là, et on s’installe au soleil à la regarder en buvant des ti-punchs trop forts préparées par Hervé avec de la glace millénaire rapportée du glacier, le cœur rempli de plénitude, plein de plein, full total, plus de place pour rien que du bonheur, à regarder notre baleine qui souffle et qui sonde et qui revient et qui joue avec l’ombre qui gagne de plus en plus, et on finit par en mettre Daft Punk à fond dans le cockpit, on danse en  Kung Fu Panda dans nos 8 couches mérinos étanches, on tangue et on est heureux comme on n’a pas le droit, trop de bonheur, c’est difficile à gérer.

Qu’est-ce que je l’aime mon caillou jaune !!!

Après les chips au jalapeno qui arrachent la gueule mais vont vachement bien avec le ti-punch (rhum hawaïen et glaçons du glacier), on descend manger le reste de bourguignon en regardant le soleil qui illumine toujours le haut de la montagne qui nous surplombe, et on termine cette incroyable journée en écoutant le concerto pour piano et orchestre en la mineur de Grieg, comme quoi il y a une vie après Daft Punk…

Mercredi 29 mai, Reid Inlet – Glacier Lamplugh – North Sandy Cove

Je n’aimerais pas être à la place du météorologue en chef pour l’Alaska. Prévoir le temps ici tient de la lecture de l’avenir dans le marc de café, et le soleil annoncé hier est tout sauf là ce matin ! Brouillard, froid… on hésite à se baigner, ça doit être glacial puisqu’on est devant un glacier… mais c’est vraiment idiot d’avoir réussi tous les matins depuis le début et de renoncer au premier coup dur… Allez, on y va. Eh bien, c’est plus froid qu’hier, certes mais ce n’est pas 3 degrés non plus : notre bain matinal sera à 7,8 degrés.

Départ pour le glacier suivant, Lamplugh, qui est un « tidal glacier » à marée haute, et un glacier terrestre à marée basse. Je ne m’attarde pas sur les baleines qui ne cessent de jouer à cache-cache avec nous, mais toujours un peu trop loin pour qu’on puisse les observer vraiment…

Nous arrivons à Lamplugh sous un temps digne de la Patagonie : tout est gris, noir et blanc, voilé par un brouillard fantomatique, pluie glaciale, canal plat comme un lac. Quelques growlers raclent contre la coque, Hervé râle, ça pèse quand même quelques quintaux ces glaçons… et puis le front du glacier est là, devant nous, impressionnant, marmoréen, hiératique.

Au loin, un groupe de kayakistes, longues brindilles rouges et orange au ras de l’eau, pagayent dans notre direction, puis passent en silence entre Myriades et le front du glacier. La finesse de leurs esquifs, leur glisse délicate, le clapotis minuscule de leurs pagaies se fondent dans l’esprit des lieux.

Un zodiac venu d’un bateau plus gros que nous débarque une petite troupe au pied du glacier. Derrière, un énorme paquebot fantomatique glisse dans notre dos le long du canal. Au ras de l’eau face aux éléments à la force des bras ou depuis le balcon d’une cabine individuelle luxe dans le confort industriel et d’un paquebot de 8 étages… autant d’approches différentes de ces merveilles naturelles…

Nous sommes toutefois les seuls à rester dériver un long moment devant le front du glacier. Celui-ci est bleu et gris, avec une belle glace compacte.  Quelques gros icebergs bleus lumineux sont échoués sur la grève, attendant la prochaine marée pour se mettre à flotter et repartir. Le monde est gris et bleu mais la lumière du soleil se rapproche, et une demi-heure plus tard, lorsque nous repartons, il fait beau et chaud. Mel est en débardeur et j’installe le tapis de yoga à l’avant du bateau pour faire quelques étirements… avec la plus belle vue du monde !

Mais à nouveau ça s’assombrit devant, et le temps de manger notre salade en traversant le canal pour rejoindre la crique de ce soir, voilà que la pluie nous rattrape… Nous finissons par mouiller l’ancre en étant bien mouillés nous aussi. Un temps à faire du pain et un fondant au chocolat… qui embaume le bateau dans lequel il finit par faire 24 degrés ! Ce soir on mangera le cabillaud que Hervé a pêché hier matin…

Jeudi 30 mai, North Sandy Cove – Bartlett Cove – fin de Glacier Bay

8 heures, la journée commence avec le bain glacé rituel, puis le thé qui réchauffe les pieds (si, si, c’est vrai). À peine le thé avalé, Mel et Hervé montent dans le Zodiac pour aller relever l’énorme filet à crevettes lesté qu’ils ont mis à l’eau hier soir… 90 mètres de filin à remonter à la force du bras… pour une seule crevette ! Déception générale de l’équipage…. On relâche la crevette…

Aujourd’hui, c’est notre dernier jour dans Glacier Bay, dont nous redescendons le chenal principal en direction de Bartlett Cove où nous devrions à nouveau dormir ce soir. L’horaire de la marée commande notre départ car le courant du flux peut aller jusqu’à 5 nœuds — autant les avoir avec nous que contre nous.

Assise dans le carré, réchauffée par les rayons de soleil qui traversent les généreux hublots de pont de Myriades, je parcours le Waggoneer et Exploring Southeast Alaska, les deux énormes guides nautiques qui sont à bord. Je découvre les descriptions de nos prochaines haltes, sur l’île de Chicagof : Elfin Cove, (this quaint boardwalk village with grocery store, café, and several thriving sport fishing lodges is loacated on the edge of Cross Sound), puis Pelican (this charming village, fronting the eastern shore of Lisianki Inlet, has a mile-long boardwalk connecting village homes and Town buildings that are on pilings, including the Post Office, City Hall, sport fishing lodges, a liquor store, the Lisiansky Inlet Café and Rose’s Bar)

On voit bien ce qui compte ici : la pêche sportive… et les cafés !

Hervé fait soudain irruption dans le carré : « Bon, j’en ai marre du moteur Mel, on va mettre les voiles et attendre. » Mel : « avec 4 nœuds de vent, on va reculer dans le courant, mon chéri ! » Hervé remonte, le moteur tourne toujours.

C’est vrai qu’on n’a pas beaucoup hissé la voile ces derniers jours, mais la navigation dans ces canaux est très réglementée : pas de navigation à moins d’un mille nautique des côtes pour laisser les eaux libres aux baleines, il reste peu de place pour louvoyer si on a le vent dans le nez, ce qui pour l’instant est systématiquement le cas ! Et comme on est très protégés par les montagnes qui nous entourent, à part un léger thermique, pas beaucoup de brise…

Donc le ronronnement du moteur nous accompagne du matin au soir… L’avantage, c’est qu’on n’a pas de vagues non plus, et qu’il fait chaud dans le bateau ! Les canaux sont lisses comme un lac par temps calme… Du coup, on y voit bien plus facilement la faune marine ! Un petit truc à l’horizon ? C’est une loutre, un phoque, un canard, un oiseau, un dauphin ou une baleine… ou même une orque ! Il parait qu’il y en a par ici…. Mais elles sont rares, ces « killer whales », comme on les appelle dans le coin, et on n’a pas vu le commencement de l’aileron d’une seule d’entre elles pour l’instant.

Hier soir, un joli bateau à l’ancienne est venu mouiller non loin de nous. Sur le ponton, des racks chargés d’une dizaine de kayaks. Ce matin, près de l’échelle de sortie du bateau, ils avaient installé un mini ponton constitué de gros flotteurs en plastique d’où ils ont mis à l’eau leurs esquifs avant de s’éloigner. Je me demande si leur embarcation est isolée ou pas… Ont-ils froid aux fesses dans une eau à 7 degrés ? En tout cas l’expérience fait envie… quoique…  risquer de me retrouver au ras de l’eau près d’une orque ou d’une baleine de… heu…. — Mel, combien ça pèse une baleine ? — Heu, je sais pas, 30 tonnes ? — ohlala, ça me parait beaucoup non ? Tu veux dire comme un camion de 38 tonnes !? — Je sais pas, mais ça fait la longueur de Myriades une baleine, et Myriades tout nu il pèse 13 tonnes… regarde dans les bouquins !

Je plonge dans les bouquins du bord…  Poids d’une baleine…. Bah oui mais on n’a pas de connexion ici… Google, reviens ! Bon ça fait 10 minutes que je cherche et je n’ai trouvé qu’une info, la taille d’une baleine, 50 pieds soit 15 mètres… Je reprends ma phrase : quoique me retrouver au ras de l’eau à 7 degrés près d’une baleine de 50 pieds… bah je ferais pas la maligne, moi…!

11 heures, j’ai sommeil, le soleil est revenu mais je ferais bien une sieste… on va voir si je rêve de kayaks et d’orques… 11h58, c’est le bruit des winches qui me réveille : on hisse les voiles ! Il y a du vent, donc changement de destination : on shunte Bartlett Cove et on pique directement sur Elfin Cove… ici c’est la météo qui fait le programme…

Doudoune, veste de quart, pantalon étanche, bottes Néoprène, liseuse et téléphone dans la poche, je m’équipe et m’installe dehors au soleil, à l’abri du vent, pour regarder défiler la côte. Tiens, baleine là-bas ! On voit son dos, elle sonde… on ne la reverra pas tout de suite…

Les journées de mer entre deux destinations sont des journées vides. Rien d’autre à faire que laisser le temps s’écouler doucement au rythme des vagues. Pas d’emploi du temps, pas de contraintes, pas d’attentes : si je veux dormir je dors, si je veux manger je mange, si je veux lire je lis, si je veux ne rien faire en regardant au loin, je ne fais rien en regardant au loin… ça pourrait laisser le temps à l’ennui de s’installer, et pourtant je ne m’ennuie pas. J’apprécie ce laisser-vivre. Jamais à terre on n’a l’occasion de s’accorder un tel temps de pause. Bercée par les vagues, juste regarder l’eau…  Vider ma tête… La seule chose qui existe, ce sont mes sensations : chaleur du soleil sur mon pantalon noir, froid du vent sur mes mains ou le bout de mon nez, confort du coussin sous mes fesses, bruit de l’eau contre la coque, craquement des écoutes, tension soudaine des haubans sur une vague, cliquetis d’une drisse. La meilleure thérapie qui soit.

Emmitouflée jusqu’au yeux, je veille sur le pont pendant qu’Hervé est descendu bricoler un truc. Il s’agit juste vérifier qu’un gros truc n’est pas en route de collision avec nous : bateau, baleine ou tronc. La trajectoire, c’est O’Maley, le pilote automatique, qui la gère.

Tiens, c’est quoi ce gros oiseau, là-bas ? Où sont les jumelles ? Je rentre sous le dog-house pour les attraper, quelle chaleur là-dedans ! Il doit faire au moins 25 degrés, quel contraste avec les 7 ou 8 degrés venteux du pont !

L’arrivée à Elfin Cove est épique…

16h22. Alors que nous rentrons la GV juste devant le minuscule port, une baleine surgit à quelques mètres du bateau, elle rase la côte, son énorme dos lisse passe lentement sous nos yeux et disparaît, mais nous n’avons pas vu sa queue donc elle va ressortir. Je scrute la surface frénétiquement, et je vois à nouveau son souffle derrière nous, qui effleure la côte, et à nouveau elle disparaît !

16h26. En levant les yeux, j’aperçois un hydravion qui descend dans notre direction. Mais carrément, il nous fonce dessus ! Alors que nous sommes en train d’approcher du quai (l’instant toujours un peu tendu de la navigation), on est en train de vivre un remake de La Mort aux trousses ! Nom de Zeus ! Il va nous amerrir dessus ou quoi ? Et là, hop, le propulseur latéral de Myriades rend l’âme. À 3 mètres du ponton.

Hervé jure, mais maîtrise admirablement le mouvement de Myriades qui vient se mettre à couple du bateau voisin, sans propulseur, sagement, dans le rugissement de moteur de l’hydravion qui nous suit de près, et vient s’amarrer au bout du ponton. À peine l’hélice arrêtée, une troupe de mecs en vert kaki en descend, gros looks de fishermen, casquettes et bottes, vestes huilées et ça rigole avec l’accent américain, d’autres montent, rugissement de moteur, et voilà notre hydravion reparti alors que nous n’avons même pas terminé notre accostage. Le temps de tourner la tête et c’est un deuxième qui amerrit ! Puis un troisième, et en l’espace d’une demi-heure on voit amerrir puis repartir cinq hydravions… c’est Roissy-Charles de Gaulle dans cette cove absolument minuscule qui a six habitants à l’année ! On a l’impression de rêver….

Nous partons explorer ce petit village sur pilotis, dont les rues sont constituées d’une passerelle de bois en hauteur. Nous sommes amarrés à Outer Harbor mais le village est construit autour de Inner Harbor, de l’autre côté d’un petit monticule. Des maisons de bois colorées faites de bric et de broc s’alignent de part et d’autre de la rue-passerelle. Chacune a son auvent sous lequel vestes et pantalons de cirés sont suspendus à des porte-manteaux en bois, et des bouées décorent les balustrades… à gauche, le seul café du village promet une « ice cold beer », quelques mètres plus loin, un passage entre deux étagères recouvertes par un toit protecteur offre des livres d’occasion au passant, c’est la « library » ! Peu après le Post Office, ouvert deux heures par jour, un magasin de souvenirs, et c’est tout. Nous explorons les pontons et descendons discuter avec les pêcheurs qui sont installés dehors à découper des poissons. Les jeunes gaillards nous expliquent que les poissons qu’ils travaillent sont la pêche du jour des clients des sport fishing lodgesdu coin, ils les préparent et les congèlent pour que les fishermen puissent repartir avec leur pêche à la fin de la semaine…

Nous finissons notre tour devant une bière au Coho’s pub (le coho, c’est le saumon argenté) à discuter avec la tenancière tout en regardant des concours de rodéos à la télé… surréaliste ! Elle vient de San Francisco mais a épousé un pêcheur et cela fait 50 ans qu’elle a rejoint l’Alaska avec son mari, pour pêcher d’abord, puis pour y vivre. Depuis sa retraite, elle vit l’année à Sitka, où sa fille est enseignante dans une école pour Native American kids, et vient faire les saisons à Elfin Cove où elle tient le pub du village.  Les murs sont couverts de photos d’ours, de blagues de pêcheurs, de « fish tremble at the sound of my name », de photos du coin hier et aujourd’hui, de plaques minéralogiques, de billets de différents pays…. Sur un banc de bois, un vieux Dictionnery of Alaska Place Names relié attend d’être compulsé. Tout cet American spirit a dû nous déteindre dessus, parce qu’en rentrant au bateau, nous mangeons des ribs à la sauce BBQ à nous en rendre malades…

Le mauvais temps arrive demain. Notre prochaine étape sera Pelican Cove, sans doute pour deux nuits où nous serons à l’abri du mauvais temps…

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