Hatchery de Kitoi, en français : écloserie
17 juillet 2023
Après une matinée méga tranquille dans cette baie méga tranquille où l’eau est plus que méga tranquille, …c’est ce que je me dis quand j’émerge un peu tard, c’est tellement tranquille qu’on dort comme des bébés Nathan et moi … Hugo et Hervé sont déjà partis en annexe tôt ce matin pour aller observer les ours à marée basse, près de la rivière, là où l’eau regorge (je devrais dire « déborde ») de saumons. 8 ours étaient en train de se bafrer et de sortir les saumons à coup de griffes, pour les avaler d’un seul trait. Beaux clichés dans la boîte, on y retournera tous les quatre demain matin, les deux lève-tard sont un peu envieux de ce qu’ils ont raté, même si la journée nous permettra d’observer encore plein d’ursidés sur leurs longs pieds.
On est allés à terre en début d’aprèm pour rencontrer les gens qui travaillent à l’écloserie de l’association KRAA, dont le but est de capturer suffisamment de saumons, pour en extraire les œufs, la semence, féconder des milliards de petits œufs qui seront ensuite replongés dans l’eau et relâchés en mer à l’état d’alevins pour regonfler les stocks pêchables.
8 personnes vivent ici à l’année, et en haute saison (juillet-octobre) ils sont entre quinze et vingt. La responsable de la base est là depuis 3 ans. L’association KRAA a été fondée par les pêcheurs alaskaïens, désireux de développer leur activité.
Pour une pêche pérenne, ils ont choisi d’être taxés de 2% sur le produit de leur pêche pour financer les activités de cette assoc, qui permet à toute l’industrie piscicole de répondre correctement aux besoins des consommateurs, sans puiser dans les stocks naturels et de les mettre en danger.
Une industrie en quelques mots et quelques chiffres :
Les écloseries sont implantées dans un lieu où aucun poisson ne revient naturellement, donc un lieu « vierge », de manière à ne pas perturber le biotope.
Les cours d’eau naturels sont fermés à la remontée des saumons par des barrages, de telle sorte qu’ils n’aillent pas se reproduire dans les lacs au-dessus des écloseries, pour ne pas polluer l’eau de la rivière et ne pas contaminer l’écloserie par des maladies potentielles.
Le circuit extérieur de l’écloserie est composé d’une chute d’eau, à côté de laquelle un « tobogan-escalier à poissons » est installé. Le but est que les poissons remontent le toboggan, et non pas le descendent ; il est composé de différents casiers les uns au-dessus des autres, dans lesquels l’eau chute de casiers en casier par des petites portes, et les saumons doivent emprunter ces petites portes pour passer à l’étage supérieur. Une fois arrivés en haut, les saumons sont étourdis par un choc électrique, triés, puis les femelles sont ouvertes pour en extraire les œufs, et les mâles stockés en attendant d’être pressés. Une femelle porte entre 1’600 et 2’000 œufs dans son ventre.
L’intérieur de l’écloserie est un espace de stockage pour les cuves d’incubation, et puis des bureaux et tous les ateliers nécessaires pour répondre aux besoins d’une telle industrie. Plus haut sur le terrain se situent les bâtiments de logement et vie sociale.
Aujourd’hui, 600’000 œufs ont été récoltés, puis arrosés de la semence des males « pressés » par les mains des travailleurs, soit deux bacs de petits œufs fécondés. Les carcasses des saumons sont stockées dans une barge, puis coulées en eaux profondes au large des côtes, pour ne pas venir « empoisonner » les eaux de la baie ni favoriser le développement de la population d’ours.
Au bout de 24h à 36 heures, la division cellulaire se met en route et pendant 8-9 mois les œufs se développeront dans l’eau fraîche (non salée et proche des 1-3 degrés) à l’abri de la lumière, dans des cuves en inox, puis se transformeront en alvins et petits poissons, avant d’être relâchés dans l’océan.
Une saison, c’est à peu près 90 jours, soit 54 millions de petits œufs qui seront fécondés, qui permettront à 540’000 poissons de revenir ici, et 30-40’000 seront capturés pour relancer un cycle de fécondation. Eh oui, le cycle industriel de fécondation permet de voir 1% des poissons mis à l’eau revenir à leur source, alors que le cycle naturel permet seulement à 0.1% de poissons de revenir …
Avant l’implantation de l’écloserie de Kitoï, il n’y avait pas de saumons qui revenaient naturellement se reproduire ici. Aujourd’hui, quand on regarde l’eau, on se demande où est l’eau tant il y a de poissons … La densité est à un taux très élevé, à priori 40’000 saumons dans un volume d’eau somme toute assez restreint.
Ils ont posé un filet pour fermer la baie hier après-midi, empêchant les saumons de venir remplir les nasses, signe que l’association a estimé avoir capturé suffisamment de poissons pour remplir sa mission. Tous les saumons (chum !) qui nagent librement seront pêchés par les chalutiers qui arrivent gentiment dans la baie, sachant que l’autorisation de pêche sera ouverte demain dès midi ! Ils sont déjà là en repérage, et sont venus nous faire un coucou en fin de journée, pour nous demander gentiment de sortir de la zone de pêche avant que leurs manœuvres débutent.
Quand les gars ont pêché leur saumon hier, il avait cette drôle de tête du saumon transformé par son cycle de vie : changement de robe et changement de tête, surtout pour les mâles.
On a appris aujourd’hui qu’en fait, à partir du moment où le saumon entre en eau douce, et qu’il est prêt à se reproduire, tout tend à assurer sa reproduction et tout le reste de son organisme dégénère progressivement. Il arrête de se nourrir (normal donc qu’ils ne mordent pas à nos hameçons), sa peau change de couleur, ses écailles meurent et tombent (Hugo a tenté d’écailler le sien hier, sans succès), ses organes internes ralentissent leur fonctionnement, son système immunitaire s’affaiblit, il meure sur pattes à petit feu, conservant uniquement l’énergie nécessaire pour remonter le cours de la rivière et puis y mourir. Donc sa chair n’est pas top, perd de sa couleur, de sa densité, c’est un peu pour ça aussi qu’on en fait de la nourriture pour animaux et de l’huile de poissons, dog food, dog salmon … Bref, on se réjouit d’en attraper un en pleine mer pour renouer avec le plaisir de manger un bon saumon !!
En fin de journée, les gars sont allés dans une baie voisine pour essayer de pêcher du sockeye, mais pareil, aucun saumon n’a répondu présent. Par contre, Nathan nous a sorti un petit flétan de 3k600 de l’eau, et lui, il a l’air bien frais, ferme, sain, on se réjouit de le manger demain !!
Mardi 18 juillet à Kitoi, Ecloserie encore
Levés de bonne heure pour aller voir les ours pêcher leur petit-déjeuner, on est allés les observer depuis la plateforme de l’écloserie qui surplombe le fond de la baie. Marée basse oblige, il y a beaucoup moins de poissons qui tentent de remonter le cours d’eau jusqu’au tobogan/escalier à saumons. Les ours pataugent joyeusement dans le ruisseau, se partageant le territoire avec les goélands et quelques aigles. 5-6 jeunes ours, déjà de jolis gabarits, longues pattes, souples et de poils plutôt clairs, pas gras, fins, élancés. 2 seniors plus affirmés, bien remplumés, poil brun foncé, épaules larges, dos ronds, souples, forts, puissants. Certainement une femelle parmi eux, mais je ne sais pas la distinguer des autres.
Les 4 pattes dans la rivière, ils guettent les poissons qui vont qui viennent, observent, relèvent le museau, le plongent dans l’eau, bondissent et se comportent presque comme un chat qui jouerait avec un mulot dans les champs. A coup de pattes avant, ils essaient de s’envoyer un poisson dans la bouche pour le capturer. Une fois le saumon saisi entre les dents, les ours ressortent du cours d’eau et vont savourer leur proie à l’abri dans les rochers. Quand ils croquent gaillardement dans les abdomens rebondis des poissons, jaillissent des rubans roses ou des jets blancs, œufs ou laitance selon si madame ou monsieur est passé aux grill-ffes. Les ursidés raffolent du caviar rouge, ils pourlèchent les cailloux traquant la moindre petite bille qui leur aurait échappé.
Après les ours, un retour rapide au bateau pour le petit-dèj, on se fait aborder par quelques chalutiers qui s’accumulent dans la baie où ils ne vont pas tarder à pouvoir poser leurs filets. En effet, l’ouverture de la pêche au Chum est déclarée ouverte à partir de midi. Ils viennent positionner leur gros chalutier pétaradant à côté de nous, aussi simplement qu’ils manipuleraient un vélo à terre … et nous questionnent avec un grand sourire, demandant si nous comptons rester là durant la journée. On a déjà été avertis qu’il faut leur laisser le plan d’eau entièrement libre, du coup on les rassure et leur garantit qu’on aura levé le camp avant 10h.
Mais avant de lever le camp, on veut quand-même aller voir à quoi ressemble une chaîne de fécondation de saumons … oui, ça nous titille de découvrir cette activité et les gens qui s’y consacrent.
Au début de la chaîne, les saumons eux-mêmes qui à coup de nageoire caudale et de bons divers parviennent à quitter la mer, puis le bassin de rétention, puis la rivière, puis grimpent dans le tobogan/escalier de bassin en bassin, arrivant au bassin final où ils nagent « paisiblement » quelques instants avant de poursuivre leur route vers le haut … c’est assez fou de les observer, même une fois arrivés ils veulent continuer à bondir encore et toujours plus haut, se fracassant le nez sur les murs de tôles du bassin.
Au bout du bassin, un ascenseur qui les hisse 30 par 30 au niveau des travailleurs. Dans cet ascenseur, ils reçoivent une grande décharge électrique qui les sonnent un bon coup et qui facilitera le travail des employés.
Les experts trient alors les poissons, mâles d’un côté, femelles de l’autre, et le font sans hésitation, hyper rapidement. La robe des mâles et des femelles est pareillement zébrée de rouge et de noir, mais le vert des mâles et plus clair que le vert des femelles. Les mâles ont presque un bec denté à la place de la gueule classique du poisson d’étal. Dire qu’avant d’entrer en eau douce, ces poissons ont une robe grise, tirant légèrement sur le bleu sur le flanc, et rosâtre sous le ventre, et une tête tout à fait normale … Et ça, c’est les seuls signes visibles de l’extérieur ! on n’imagine pas les modifications internes …
Quelques jeunes sont installés aux tables qui façonnent la chaîne de fécondation. Du côté des mâles, les poissons sont attrapés par la gorge, puis pressés au niveau de l’abdomen pour en extraire leur sperme, qui gicle sur un plan incliné, lequel déverse le liquide séminal dans un tube central. Puis le mâle vivant est expédié dans un tuyau plein d’eau, qui le ramène à la barge qui récupère tous les poissons entiers. Entiers mais agonisants.
Du côté des nanas, c’est moins joyeux. Elles sont aussi attrapées par les branchies, puis incisées de bas en haut d’un coup de crochet tranchant, … et voilà leurs grappes d’œufs qui dégoulinent dans une sorte d’écope qui récupère le précieux caviar. L’écope est ensuite versée dans le tube central, où les œufs rejoignent le sperme et sont mélangés pour que la fécondation ait lieu.
Les femelles, ventres ouverts, sont ensuite évacuées par le même tuyau d’eau qui les amènent à la barge, qui, en fin de journée, sera vidée au large où tous les saumons entiers seront coulés.
A chaque manip, un clic sur le compteur qui permet de gérer les récoltes.
A chaque mâle, un peu de semence récoltée. Pas besoin de tout extraire. La diversité l’emporte sur la quantité.
A chaque femelle, chaque œuf est précieusement récolté, c’est un futur poisson en devenir.
Pour la fécondation, les mâles sont de vrais feux d’artifices : un seul pétard illumine toute la nuit 😉 il suffit d’un centimètre cube de sperme pour féconder 20 litres d’œufs, soit 1cm3 de gamètes mâles pour 20’000 cm3 de gamètes femelles.
Dans la Hatchery de Kitoï, ils reproduisent 4 espèces de saumon, le King lui est fécondé dans une autre Hatchery.
Les quantités saisonnières produites sont largement au-delà de nos estimations …
Chum : 36 millions d’alevins
Pink : 215 millions de petits poissons
Sockeye : 850’000 œufs fécondés
Coho : 2.3 millions …
Les King : 210’000 pitis passons …
Et dans les bonnes années, un pour cent des poissons revient à la Hatchery où ils sont nés. UN pour CENT … Dans la nature, c’est 0,1 %.
Donc chaque année, 254’360’000 poissons naissent à Kitoï, et 2’543’600 poissons reviennent ici, 140’000 sont capturés pour mettre en route la nouvelle génération, et 2’403’600 sont en “accès libre” pour les pêcheurs qui gagnent leur vie en leur courant après avec leurs filets.